La Doctrine du Karma selon les Textes Orientaux

Panikkar

Dr. Raimundo Panikkar Docteur en Science, Philosophie et Théologie

Consultons l’étude sérieuse de ce point de doctrine par une haute autorité reconnue en la matière, celle du Professeur Raimundo Panikkar[1] dans « La Loi du Karma et la dimension historique de l’homme » (in E. Castelli, Herméneutique et eschatologie, p. 205-230, Introduction. Paris, Aubier, 1971.)

Le Professeur Raimundo Panikkar, qui n’est pas Théosophe, donne également en synthèse de son propos, l’aperçu suivant sur le concept de Karman, dans une contribution à une recherche effectuée sous le patronage de l’Unesco sur « Les cultures et le Temps » (p.73-101, Paris, Payot-Unesco, 1975) :« A part certaines doctrines du temps absolu, la loi qui régit l’ensemble temps et histoire est la loi de Karman ».

« Karman est d’abord l’acte, puis le résidu de l’acte qui produit des résultats bons ou mauvais

(Cf. Brhadâranyaka Upanishad IV, 4, 6.)

et qui survit à la personne

(Cf. Brhadâranyaka Upanishad III, 2, 13, etc.),

et finalement, la loi qui régit la rétribution des actes et le réseau des correspondances entre les Karmas des étants. Cette « causalité universelle », comme on a souvent appelé la loi du Karman, explique pratiquement toutes les relations dans l’Univers, et va bien au-delà d’une conception individuelle de la transmigration [réincarnation]. Karman réunit les éléments personnels (la répercussion de chaque action jusqu’aux confins du Cosmos) et impersonnels (l’élément commun de créaturabilité de tous les êtres), de sorte qu’on peut parler d’un Karman inépuisable, c’est-à-dire sans fin, en tant qu’ensemble des résidus des actes humains. »

(Op. cit. p. 86. — C’est nous qui soulignons)

Et l’auteur de conclure que « La réflexion sur le Karman est plutôt une réflexion sur les causes des événements. » (Op. cit. p. 87)

Il n’est pas inutile de comparer ce bref aperçu à celui de René Guénon, pour qui la notion de Karman :

« … n’a jamais eu le sens de causalité (« cause » se dit en sanscrit « kârana ») ».
Les Upanishads (Ve siècle av. J-C) ne reposent sans doute pour Guénon « sur aucune base traditionnelle véritable. », laquelle est mieux connue de lui que de plus de deux millénaires de commentateurs hindouistes.
En fait, le terme sanskrit Karman n’apparaît nulle part passible d’une acception aussi réduite que l’affirme René Guénon dans le contexte (au demeurant très varié et non réductible à une seule école) de l’Hindouisme. Dans leur Vocabulaire de l’Hindouisme (Dervy-livres, Paris, 1985), les deux éminents spécialistes que sont M. Jean Herbert et M. Jean Varenne donnent au mot Karman les sens suivants :
  1. — Acte rituel ;
  2. — Tout acte, action, œuvre ;
  3. — Travail activité ;
  4. — Conséquence des actes ;
  5. — Reliquat des conséquences bonnes ou mauvaises à subir pour les actes passés et déterminant les incarnations successives »

(Op. cit. p. 57 — c’est nous qui soulignons).

Ce sont ces deux dernières significations (4 & 5), proprement Hindouistes, que le Bouddhisme développera en un aspect éthique, là où les commentaires brahmaniques tendaient à ne voir qu’un enchaînement mécanique de cause à effet, codifié parfois par les superstitions les plus absurdes. Ceci apparaît clairement à la lecture de l’Anthologie sanscrite de Louis Renou, Membre de l’Institut et Professeur à la Sorbonne, (Paris, Payot, 1961), une autre référence, universelle celle-là, en matière d’études védantines, celui là même qui parlait des « élucubrations de René Guénon ». On trouvera dans les Lois de Manou, traduites dans le chapitre « La loi des renaissances » (op. cit., page 197), la confirmation de cette évidence. Louis Renou présente en introduction la notion de karman dans ces termes : « La théorie des renaissances (samsâra, proprement « circuit », transmigration), avec son corollaire philosophique sur l’acte et l’effet de l’acte (karman), forme, comme on sait, l’une des bases de l’Hindouisme postvédique. » Afin de corroborer ce qui précède, il nous est loisible de consulter une encyclopédie afin de nous assurer que d’autres textes et leurs commentaires infirment également les prétentions de Guénon en tant qu’éminent spécialiste de la Tradition universelle, tant védique que biblique, coranique et taoïste. Sans doute l’Encyclopœdia Universalis est-elle une œuvre « profane » et même si certains « dérapages » peuvent y être remarqués (voir le jugement de A. Faivre sur la Théosophie), elle a l’avantage d’être généralement rédigée par des spécialistes compétents qui connaissent le sens des mots employés dans l’aire culturelle qui est leur spécialité. Ainsi le terme « Karman » apparaît-il dans divers contextes de l’Hindouisme et du Bouddhisme où il n’a plus tout à fait, au demeurant, le même sens métaphysique[2]. À cela, R. Guénon n’a pas pris garde — ou peut-être affecte-t-il d’oublier que la Doctrine Théosophique ne se réclame aucunement du Brahmanisme orthodoxe, mais, pour une part, du Bouddhisme ésotérique des Gelugpas. Le terme de « Bouddhisme ésotérique » (jugé au demeurant impropre par H.P.B.) a d’ailleurs été donné au premier exposé doctrinal de la Théosophie par A. P. Sinnett, sur la base des lettres de Maîtres qui se réclament du Bouddhisme tibétain. La notion de « loi de rétribution des actes » est cependant amplement confirmée dans le contexte-même de l’Hindouisme. Le Karman y est en effet la notion axiale autour de laquelle s’articulent tous les développements concernant le Samsarâ (la transmigration des âmes, nonobstant l’acception particulière propre à chaque secte ou aux différents niveaux d’instruction au sein de l’Hindouisme). M. A. Bareau, dans l’article « Nirvâna et Samsâra » apporte d’autres précisions : « Les Upanisad et l’hindouisme à leur suite, le bouddhisme et le jaïnisme s’accordent en gros sur la réponse à la question du mécanisme de la transmigration : c’est la valeur morale des actes (karman) accomplis dans une existence qui détermine les conditions de la renaissance, comme elle détermine le bonheur ou le malheur qu’on connaîtra dans cette nouvelle vie… En somme, le phénomène de la transmigration auquel sont soumis tous les êtres vivants, est régi parce que le bouddhisme appelle « maturation » (vipâka) des actes, sorte de justice immanente qui oblige l’auteur d’un acte à recevoir, automatiquement et inéluctablement, au bout d’un temps plus ou moins long, le châtiment ou la récompense de l’action qu’il a accomplie. Cependant, tel n’est pas l’avis de toutes les sectes antiques, si l’on en croit notamment les textes bouddhiques qui les combattent. Pour certaines, seul le hasard conditionne la renaissance, et la valeur des actes n’explique nullement le bonheur ou le malheur des conditions de l’existence. Selon d’autres, composées de brahmanes obnubilés par leurs préoccupations religieuses et par l’orgueil de leur position sociale, c’est uniquement l’accomplissement correct des actes rituels, nombreux et variés, accomplissement dont ils se réservaient jalousement le privilège, qui détermine le bonheur dans les vies futures, et non la valeur morale des actions ordinaires. » Et plus loin : « Pour le jaïnisme, la « libération » est atteinte quand le principe vital (jiva), ayant rejeté toutes les conséquences de ses actes (karman), et toutes ses activités corporelles, se retrouve isolé (kevalim), dans sa pureté naturelle, jouissant enfin pleinement, grâce à sa conscience, de la « vue » infinie, de la connaissance infinie, de la béatitude infinie et de la puissance infinie. » (A. Bareau, Nirvâna et Samsâra, Encyclopœdia Universalis, vol. 14, p. 823 — c’est nous qui soulignons). Dans le cadre particulier du Shivaïsme, M. P. Filliozat confirme : « Le Karman (acte) est, comme le mala [souillure], conçu comme sans commencement, attaché depuis toujours au soi lié, en ce sens qu’un acte est toujours précédé d’un acte, puisque l’acte qui est achevé en engendre automatiquement un autre… c’est par le lien avec la Maya [illusion] et ses produits que l’individu peut exister dans le monde phénoménal qui lui est nécessaire pour qu’il puisse y « consommer » le 2karman et y « mûrir » le mala par l’action bien dirigée, le rituel, la dévotion, le yoga, etc. » (P. Filliozat[3], Shiva et Shivaïsme, E. U., vol. 4, p.582) Quoique le Brahmanisme orthodoxe fasse donc tout aussi bien mentir les interprétations tendancieuses de R. Guénon, terminons par l’exposé que donne M. A. Bareau à propos de la question du Karman dans le Bouddhisme : « La soif et l’ignorance engendrent les trois « racines du mal », qui sont la convoitise, la haine et l’erreur, d’où naissent à leur tour les vices, les passions et les opinions fausses. Tous ceux-ci poussent l’être à agir et à se laisser entraîner par le mécanisme de la rétribution des actes. Tout acte (karman), corporel, vocal ou seulement mental, s’il résulte d’une décision prise en pleine connaissance de cause, produit de lui-même automatiquement et inexorablement, un « fruit » (phala) qui « mûrit » peu à peu et retombe tôt ou tard sur son auteur sous la forme d’une récompense ou d’un châtiment correspondant à cet acte en nature et en importance. Cette « maturation » (vipâka) de l’acte est plus ou moins longue, mais, comme sa durée dépasse souvent celle d’une vie humaine, elle oblige l’auteur à renaître pour recevoir sa rétribution. » (M. A. Bareau, op. cit. Vol. 3, p. 472 — col B). Cet exposé est très rigoureusement conforme à celui que fait la Théosophie de la Doctrine du Karman. R. Guénon aurait tout au moins pu se montrer moins insultant à l’égard de la définition de cette notion par Mme Blavatsky, dans la mesure où cette dernière se trouve confirmée par la totalité des spécialistes compétents, sauf par lui, qui ne l’est d’évidence aucunement. On voit par contre clairement, d’après ces lectures, que les sources de R. Guénon sont celles du Brahmanisme le plus strictement réducteur dans son commentaire ritualiste des textes. C’est là un visage partiel (et partial) de l’orthodoxie et non l’orthodoxie tout entière. C’est, tout au plus, l’un des « points de vue », celui de l’une des six Darshanas. Les concepts évoqués par les spécialistes montrent que les Upanishads ont eux-mêmes donné place à la notion de « rétribution éthique », développée ultérieurement par le Bouddhisme. Cette dernière doctrine est au demeurant le fondement de la Théosophie. René Guénon prétend par conséquent juger un aperçu du Bouddhisme ésotérique, dont il ignore tout, par des notions empruntées à un Brahmanisme d’une orthodoxie sectaire auquel nous le soupçonnons de surcroît de n’avoir eu qu’un accès livresque. Pareil choix doctrinal répugnerait à un esprit autre que le sien, obnubilé, à l’instar des Brahmanes rigoristes, par le « traditionalisme » fondant les castes.

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[1] De père indien et de mère espagnole, auteur de trois thèses de Doctorat en Science, Philosophie et Théologie. Il est spécialiste de la Philosophie indienne. Il a été chargé de recherche auprès des Universités de Mysore et de Varanasi (Bénarès), puis professeur dans les Universités de Madrid, Rome, Cambridge et Harvard. Il est également membre de l’Academic council of the Ecumenical Institute for advanced Theological Study, Jérusalem, et Président de l’Indian Theological Association. [2] Voici quelques extraits de l’Encyclopædia Universalis (édition française 2002)

  • Sankara, s’il innove en effet sur certains points, se conforme sur la majorité des questions essentielles à l’ensemble de la tradition ; la ronde des re-naissances (samsara) liée au karman, résidu d’actes accumulé dans les existences précédentes, garde pour lui son pouvoir impératif. (Extrait de l’article sur Sankara)
  • Sans doute trouve-t-on partout répandue la croyance aux renaissances successives (samsara) auxquelles, sous le poids des actes accomplis dans les existences antérieures (karman), un principe spirituel individuel est astreint jusqu’à sa parfaite purification. Mais, héritée de formes brahmaniques plus anciennes, telles qu’on les rencontrait déjà dans les upanisad classiques, cette notion est panindienne, commune au bouddhisme comme au brahmanisme, et en liaison avec la croyance à l’éternité de l’univers. (Extrait de l’article sur l’Hindouisme)
  • Le terme lui-même [Samsara] – de sam-SR, couler avec – évoque bien ce courant perpétuel et circulaire qui entraîne l’âme individuelle à travers des réincarnations en chaîne, le karman, résidu d’actes des existences antérieures, déterminant les renaissances et leurs conditions. (Extrait de l’article sur le Brahmanisme)

Anne-Marie Esnoul (Directeur d’étude honoraire à l’École pratique des hautes études (Ve section)

  • La soif et l’ignorance engendrent les trois « racines du mal », qui sont la convoitise, la haine et l’erreur, d’où naissent à leur tour les vices, les passions et les opinions fausses. Tous ceux-ci poussent l’être à agir et à se laisser ainsi entraîner par le mécanisme de la rétribution des actes. Tout « acte » (karman), bon ou mauvais, corporel, vocal ou seulement mental, s’il résulte d’une décision prise en pleine connaissance de cause, produit de lui-même, automatiquement et inexorablement, un « fruit » (phala) qui « mûrit » peu à peu et retombe tôt ou tard sur son auteur sous la forme d’une récompense ou d’un châtiment correspondant à cet acte en nature et en importance. Cette « maturation » (vipaka) de l’acte est plus ou moins longue, mais, comme sa durée dépasse souvent celle d’une vie humaine, elle oblige l’auteur à renaître pour recevoir sa rétribution. (Extrait de l’article sur le Bouddhisme)

André Bareau (Professeur au Collège de France – Chaire d’étude du Bouddhisme)

[3] Pierre Sylvain FILLIOZAT, directeur d’étude à l’École pratique des hautes études (IVe section)