Formation de Société Théosophique

relatée par l’un de ses fondateurs, Henry Steel Olcott[1]

M . Felt continua l’intéressante description de ses découvertes, commencée le 8 septembre au meeting remis au 18 septembre 1875 et produisit un certain nombre de diagrammes en couleurs. Quelques personnes présentes dirent avoir vu la lumière trembler sur les figures géométriques, mais j’incline à penser que cela était dû moitié à l’autosuggestion, et moitié à ce que Felt avait dit de leurs propriétés magiques. Je ne vis certainement rien du tout d’occulte, ni personne d’autre, sauf une très petite minorité d’assistants. La conférence finie, on passa à l’ordre du jour ; je présidais, M.C. Sotheran faisait fonction de secrétaire. Le procès-verbal dit :

« Le Comité du préambule et du règlement annonça qu’il poursuit ses travaux et M. de Lara lit une note qu’il a été prié de rédiger pour le Comité. »

À la demande du Comité :

« Résolu : Que la Société prendrait le nom de Société Théosophique.

« Le président délégua le Rév. Wiggin et M. Sotheran pour rechercher un local convenable, plusieurs nouveaux membres furent admis et sur une motion il fut :

« Résolu que ces personnes seraient inscrites sur la liste des fondateurs. »

Après quoi la réunion fut ajournée sine die[2] pour se réunir de nouveau à l’appel du président. Le procès-verbal est signé par moi comme président et par le docteur John Storer Cobb, pour Ch. Sotheran, secrétaire. »

Le choix du nom de la Société fut naturellement l’objet d’une grande discussion au sein du Comité. On en proposa plusieurs, parmi lesquels, si je me rappelle bien, Société égyptologique, Hermétique, Rose-croix, etc., mais cela ne paraissait pas assez caractéristique. Enfin, en feuilletant un dictionnaire, l’un de nous tomba sur le mot « Théosophie » et après l’avoir discuté nous tombâmes unanimement d’accord que c’était le meilleur puisqu’il représentait la vérité ésotérique que nous cherchions à atteindre et qu’il couvrait en même temps le champ des recherches occultes de Felt.

On a raconté une sotte histoire d’un Hindou inconnu qui serait entré dans la salle du comité, aurait jeté un paquet scellé sur la table et serait ressorti, ou aurait disparu dans l’espace… le paquet une fois ouvert aurait contenu un projet de constitution et de règlement pour la Société, que nous aurions aussitôt adopté. Tout cela est pure absurdité : il ne s’est rien passé de semblable. De temps en temps des contes bleus de ce genre ont été mis en circulation à propos de nous, quelques-uns assez drôles, d’autres fantastiques, d’autres encore d’une improbabilité enfantine, tous parfaitement faux. J’étais un trop vieux journaliste pour prendre ces canards au sérieux. Sur le moment ils trompent quelques personnes mais à la longue ils sont inoffensifs.

En ce qui concerne le projet original de règlement, nous prîmes toutes les précautions voulues et nous préparâmes une série d’articles aussi satisfaisante que possible. On examina les règlements de divers corps constitués, et on trouva les meilleurs modèles dans la Société géographique américaine, la Société de statistique et l’Institut américain. Après ces préliminaires, on demanda à Mrs Britten de tenir la réunion suivante chez elle (n’ayant pas encore loué de local) et j’envoyai la notice suivante sur des cartes postales

SOCIÉTÉ THÉOSOPHIQUE

Le Comité du Règlement ayant terminé son travail, la Société Théosophique tiendra une réunion le samedi 16 octobre 1875, à 8 heures du soir, dans une maison particulière, 206, West Second street, pour élire et organiser ses officiers. Si M. Felt est en ville, il continuera à rendre compte de ses découvertes égyptiennes si profondément intéressantes. D’après le règlement proposé, les membres nouveaux ne pourront être élus qu’après trente jours de réflexion. Il est donc désirable que tout le monde assiste à cette première réunion.

Le soussigné adresse cet appel conformément au procès-verbal adopté par la réunion du 13 septembre.

Signé : Henry S. Olcott, président temporaire.

J’ai fait encadrer et je garde à Gulistan la carte postale même qui fut envoyée à H.-P.B. et je possède encore mon propre exemplaire.

Le procès-verbal cite comme présentes à cette réunion les personnes suivantes :

Mme Blavatsky, Mrs E.H. Britten, Henry S. Olcott, Henry J. Newton, Chas. Sotheran, W.Q. Judge, J. Hyslop, docteur Atkinson, docteur H. Carlos, docteur Simmons, Tudor Horton, docteur Britten, C.C. Massey, John Storer Cobb, W.L. Alden, Edwin S. Ralphs, Herbert D. Monachesi et Francesco Agromonte.

Le président, au nom du Comité du préambule et du règlement, lut le préambule, et M. Chas. Sotheran lut le règlement.

Le président présenta ensuite M. Massey qui prononça quelques paroles, puis, fut obligé de rejoindre le bateau qui allait l’emmener en Angleterre.

Ensuite vinrent des discussions et diverses propositions sur l’adoption du règlement et finalement le projet du Comité fut déposé et l’ordre donné de le faire imprimer. Puis on leva la séance. H.S. Olcott l’avait présidée avec J.S. Cobb comme secrétaire.

La séance préliminaire suivante se tint au même endroit le 30 octobre sur le rapport du comité du local, Mott Memorial Hall, 64., Madison avenue (situé à quelques pas de notre quartier général de New York récemment acquis) fut choisi pour le lieu des réunions de la Société. Le règlement fut lu, discuté et adopté avec cette réserve que le préambule serait revu et corrigé par H.S. Olcott, C. Sotheran et J.S. Cobb avant d’être publié comme préambule officiel de la Société.

On vota ensuite pour nommer les officiers, et Tudor Horton et le docteur W.H. Atkinson faisant fonction de scrutateurs, M. Horton proclama le résultat comme suit :

Président : Henri S. Olcott ; Vice-présidents : docteur S. Pancoast et G.H. Felt ; Secrétaire (correspondance) : Mme H.P. Blavatsky ; Secrétaire (archives) : John Storer Cobb ; Trésorier : Henry J. Newton ; Bibliothécaire : Charles Sotheran ; Conseillers : Rev. J.H. Wiggin, R.B. Westbrook, L.L.D. Mrs Emma Hardinge Britten, C.E. Simmons, M.D. et Herbert Monachesi ; Avocat conseil : William Q. Judge.

L’assemblée fut alors ajournée au 17 novembre 1875 pour entendre la lecture du préambule corrigé, le discours d’ouverture du président et pour la constitution définitive de la Société.

Au jour dit, la Société se réunit dans le local qu’elle avait loué ; le procès-verbal des séances précédentes fut lu et adopté, le président prononça son discours d’inauguration dont l’impression fut ordonnée. Des remerciements furent votés au président sur la proposition de M. Newton. Et la Société, maintenant constituée, s’ajourna au 15 décembre.

C’est ainsi que la Société Théosophique, conçue le 8 septembre, mise au point le 17 novembre 1875, après une période de gestation de soixante-dix jours, vint au monde et commença sa merveilleuse carrière altruiste per angusta ad augusta[3]. Dans le premier document imprimé, Préambule et règlement de la Société Théosophique on donna par inadvertance la date du 30 octobre, comme celle de l’organisation, tandis que, comme on vient de le voir, il eût fallu mettre le 17 novembre 1875.

Ce récit de l’origine et de la naissance de la Société est fort prosaïque et manque tout à fait du caractère sensationnel qu’on lui a parfois attribué. Mais il a le mérite de l’exactitude historique, car écrivant de l’histoire et non du roman, j’ai dû m’en tenir à ce que rapportent nos procès-verbaux et je peux prouver mes dires un à un. Par exagération d’enthousiasme mal placé qui a produit un déni de justice comme toute bigoterie tend à le faire, beaucoup de personnes ont été répétant que H.-P.B. seule avait fondé la Société Théosophique et que ses collègues n’y étaient pour moins que rien. Mais elle-même a vigoureusement répudié cette suggestion quand M. Sullivan l’avança en 1878. Répondant à un critique caustique, elle dit :

« Il parle de nous comme nos Maîtres » avec une ironie mordante. Eh bien je me rappelle fort distinctement que j’ai déclaré dans une lettre précédente que nous [elle et moi] ne nous sommes jamais présentés comme des « maîtres », mais que nous avons au contraire décliné tout rôle de ce genre — quoi qu’en ait dit dans son excessif panégyrique mon digne ami M. Sullivan qui non seulement veut voir en moi une prêtresse bouddhiste (!) mais encore et sans l’ombre de vérité, m’attribue la fondation de la Société Théosophique et de ses branches.

(Lettre de H.-P.B. publiée par le Spiritualist du 22 mars 1878).

H.-P.B. était bien assez remarquable par elle-même sans la couvrir de tant d’éloges inconsidérés ; et cette idée fixe de chercher un sens occulte à chacune de ses paroles ou à chacun de ses actes ne peut que tourner contre ceux qui l’ont, selon la loi générale naturelle d’action et de réaction. Les dévots ne pensent pas que plus ils lui attribuent de clairvoyance et d’infaillibilité, plus le monde lui demandera un compte impitoyable de tous ses actes, de ses erreurs de jugement, de ses inexactitudes et autres faiblesses que l’on ne blâme que modérément chez une personne ordinaire — c’est-à-dire non inspirée — parce qu’on les considère comme apanages de l’infirmité humaine. C’est un mauvais service à lui rendre que de vouloir la mettre au-dessus de l’humanité, sans faiblesses, taches ni défauts, car ses œuvres publiées, sans parler de sa correspondance privée, montrent assez le contraire.

Quoique mon discours d’inauguration ait été applaudi par ses auditeurs et que M. Newton, spiritualiste orthodoxe, M. Thomas Freethinker et le Rév. M. Westbrook aient fait voter son impression preuve certaine qu’ils ne le trouvaient pas déraisonnable d’idées et de ton — je le trouve tout de même un peu extraordinaire après dix-sept ans de rude expérience.

Pas mal de mes prévisions se sont réalisées, beaucoup, non. Ce que nous croyions être une base expérimentale solide, à savoir la démonstration de l’existence des races élémentales par M. Felt, tourna en désappointement et en mortification. Quoiqu’il ait pu accomplir tout seul en ce genre, il ne réussit à nous faire rien voir, pas le plus petit bout de la queue du plus petit esprit naturel. II nous rendit la risée des spiritualistes et des sceptiques de tous genres. C’était un homme de grand talent et il semblait avoir fait une découverte remarquable, qui paraissait même si probable que, comme je l’ai dit, un éditeur expérimenté, M. Bouton, risqua la forte somme pour publier son livre. Pour ma part, je crois qu’il avait fait les choses qu’il dit et que s’il avait voulu travailler systématiquement dans cette voie, son nom aurait acquis une grande notoriété. Ayant vu si souvent H.-P.B. se servir des élémentals ainsi que le signor B. en plusieurs occasions, et après ce que l’étranger mystérieux m’avait montré dans ma propre chambre, pourquoi n’aurais-je pas cru Felt capable d’en faire autant ? Surtout quand H.-P.B. affirmait qu’il le pouvait. De sorte qu’avec la témérité d’un pionnier et le zèle d’un enthousiaste et d’un optimiste incorrigible, je laissai la bride sur le cou à mon imagination, dans mon discours d’ouverture et fis un tableau enchanteur de ce qui résulterait des promesses de Felt — s’il les tenait. Heureusement pour moi que ce « si » est là et il aurait encore mieux valu l’écrire « SI ». Il obtint 100 dollars de notre trésorier Newton sous prétexte de payer les préparatifs de ses expériences, étant pauvre lui-même ; mais il ne nous montra point d’élémentals. Une lettre de lui fut lue au conseil du 29 mars 1876 où il disait « être prêt à remplir sa promesse de donner à la Société une conférence sur la Kabbale et où il annonçait les grandes divisions de son sujet ».

Sur quoi M. Monachesi proposa la résolution suivante qui fut adoptée :

« Le secrétaire sera chargé de faire imprimer et distribuer aux membres de la Société, soit la lettre de V.P. Felt, soit un syllabus[4] préparé par le dit Felt lui-même. »

(Extrait des procès-verbaux de la Société Théosophique, p. 15.)

La circulaire fut imprimée et diminua un peu le ressentiment général contre le manque de foi de M. Felt. Il donna réellement sa seconde conférence le 21 juin, puis nous abandonna de nouveau et je vois qu’au conseil tenu le 11 octobre, sur la proposition du trésorier Newton, on passa la résolution de charger M. Judge conseil légal de la Société, de lui demander de remplir son obligation au plus tôt. Mais c’est ce qu’il ne fit jamais. Finalement, il quitta la Société et quand il fut bien prouvé qu’on ne tirerait rien de lui, pas mal de gens disparurent à sa suite et nous laissèrent, nous qui cherchions autre chose que des apparitions sensationnelles, nous débrouiller comme nous pourrions.

Et nous eûmes bien du mal à nous débrouiller, comme le savent bien tous ceux qui travaillèrent avec nous. Nous voulions apprendre d’une façon expérimentale tout ce qui peut se savoir de la constitution de l’homme, de son intelligence et de sa place dans la nature. L’esprit surtout, en tant que volonté, était notre grand problème. Les mages orientaux l’emploient ainsi que les magnétiseurs et les psychothérapeutes occidentaux. Développé chez un homme, il en fait un héros ; étouffé chez un autre, il en fait un médium. Tous les êtres de tous les règnes et de tous les plans de la matière obéissent à son irrésistible pouvoir ; joint à l’imagination, il crée en donnant aux images mentales à peine conçues une forme objective. De sorte que malgré la défection de Felt et les obstacles qui hérissaient notre chemin, il nous restait bien des champs à explorer, et nous les explorâmes de notre mieux. Nos archives montrent des essais de médiums, d’expériences de psychométrie, de lecture, de pensée, de magnétisme ; nous écrivions et nous écoutions des mémoires. Mais les progrès étaient lents, car tout en voulant faire bonne figure, chacun de nous était secrètement découragé par le fiasco de Felt et il ne semblait pas qu’on pût le remplacer. Le signor B., qui savait faire pleuvoir, avait été mis à la porte par H.-P.B. après avoir vainement essayé de me brouiller avec elle ; mon inconnu au teint brun qui évoquait les élémentals n’avait pas reparu et H.-P.B. sur qui tout le monde avait assez naturellement compté, refusa de montrer l’ombre d’un phénomène à nos réunions.

De sorte que le nombre des membres allait diminuant et au bout d’un an tout ce qui surnageait était une bonne organisation, saine et solide par la base ; une notoriété un peu trop éclatante, quelques membres plus ou moins indolents, et un foyer indestructible de vitalité entretenu par l’enthousiasme des deux amis, la Russe et l’Américain.

Tous deux prenant la chose au sérieux, n’ayant jamais douté un instant de l’existence de leurs Maîtres, de l’excellence de leur mission et du complet succès qui devait finir par couronner leurs efforts. Judge était un ami loyal et plein de bonne volonté, mais trop jeune pour que nous puissions le considérer comme un troisième associé égal aux autres. C’était plutôt le benjamin de la famille.

Combien de fois le soir, à notre quartier général, après le départ de nos hôtes, n’avons nous pas ri, H.-P.B. et moi, du petit nombre de gens sur qui nous pouvions compter, tout en fumant une cigarette dans la bibliothèque avant d’aller nous coucher. On rappelait les jolies phrases et les aimables sourires des invités et l’égoïsme qui se montrait à travers leur masque transparent. Nous sentions par exemple chaque jour davantage que chacun de nous pouvait compter absolument sur l’autre pour la Théosophie, dût le ciel tomber sur nos têtes. Mais hors cela, tout dépendait des circonstances.

Souvent, nous nous appelions les jumeaux théosophiques ou la Trinité, en comptant le lustre sur nos têtes comme la troisième personne. On trouve de fréquentes allusions à ces plaisanteries dans notre correspondance théosophique. Et le jour où nous quittâmes définitivement notre maison démeublée de New York pour nous embarquer sur le vapeur qui allait nous emmener vers les Indes, nos dernières paroles furent un adieu solennellement comique au lustre « ami silencieux, illuminant et fidèle confident ». Nos ennemis ont dit souvent qu’en quittant l’Amérique nous ne laissions pas de Société Théosophique derrière nous et cela est vrai jusqu’à un certain point, car pendant les six années suivantes, elle ne fit pour ainsi dire rien. Le noyau social facteur le plus important d’un mouvement de ce genre était brisé, personne n’était capable d’en former un nouveau, on ne pouvait pas créer une autre H.-P.B. et M. Judge, le seul organisateur et directeur de l’avenir, avait été appelé par ses affaires professionnelles en pays espagnol.

Il faut dire à la décharge de M. Judge, du général Doubleday et de leurs collègues de la Société Théosophique primitive que nous avions laissés chargés de la Société en partant pour l’Inde, que la suspension d’activité qui suivit pendant deux ou trois ans fut surtout de ma faute. On avait parlé de transformer la Société en degré supérieur de franc-maçonnerie et ce projet était regardé favorablement par certains francs-maçons influents. J’aurai à revenir là-dessus plus tard ; pour le présent, il suffira de dire qu’on me demanda de préparer un rituel approprié et que cela devait être une de mes premières occupations en arrivant aux Indes. Mais au lieu d’y trouver le calme et les loisirs attendus, nous y fûmes aussitôt plongés dans un tourbillon d’intérêts nouveaux et de devoirs journaliers. Je dus entreprendre des séries de conférences, nous fîmes de longs voyages à travers le pays, le Theosophist fut fondé et il me fut tout simplement impossible de m’occuper du rituel, quoique j’aie encore plusieurs lettres du général Doubleday et de Judge se plaignant du retard et disant qu’ils ne peuvent rien faire sans lui. De plus, en prenant de l’expérience, nous nous convainquîmes que ce projet était impraticable : notre activité avait gagné en étendue et notre travail avait pris un caractère plus sérieux et plus indépendant. De sorte que, finalement, j’abandonnai cette idée ; mais, entre temps, Judge était parti et les autres ne faisaient rien.

M. Judge écrit de New York le 17 octobre 1879 — un an après notre départ — : « Nous avons reçu très peu de membres et nous attendons le rituel pour en recevoir d’autres, parce que ce serait un grand changement ». Mais, de notre côté, nous avions beaucoup travaillé pendant ces douze mois. Le général Doubleday écrit aussi le 1er septembre 1879 : « Quant à la Société Théosophique aux États-Unis,nous restons dans le statu quo[5] enattendant le manuel promis. » Il demande le 23 juin 1880 : « Pourquoi n’envoyez-vous pas ce rituel ? » Et M. Judge m’écrit le 10 avril 1880 : « Tout traîne ici. Pas encore de rituel. Pourquoi ? » Le 17 novembre 1881, Judge parti pour l’Amérique du Sud, son frère, qu’il avait chargé des affaires de la Société Théosophique, écrit que « rien ne marche et que la Société ne se mettra pas à l’œuvre tant que W.-Q. Judge, le général Doubleday et moi, nous ne pourrons pas trouver le temps et les moyens de la lancer », temps et moyens manquaient.

Enfin, car il est inutile de poursuivre cela plus loin, Judge écrit le 7 janvier 1882 : « La Société sommeille et ne fait rien de rien : votre explication pour le rituel est satisfaisante ». Cependant les lettres de M. Judge écrites pendant tout ce temps à H.-P.B., à moi ou à Damodar, montrent un zèle inaltérable pour la Théosophie et le mysticisme en général. Son plus grand désir était d’être un jour libre de donner tout son temps et toute son énergie à la Société. Mais comme le grain de trèfle enseveli sous vingt pieds de terre, germe et pousse quand, creusant un puits, les ouvriers l’amènent à la surface du sol, cette semence que nous avions plantée dans l’âme américaine entre 1874 et 1878 fructifia en son temps et Judge se trouva être le moissonneur de nos semailles. C’est ainsi que toujours le Karma suscite ses pionniers, ses semeurs et ses moissonneurs. La vie de la Société dépendait directement de nous, ses deux fondateurs, mais elle reposait en dernier ressort dans son principe fondamental et dans les Augustes Intermédiaires qui nous l’avaient enseigné et qui avaient rempli nos cœurs et nos esprits de la Lumière de leur Bienveillance.

Conscients tous deux de cela, et autorisés à travailler avec eux dans ce but, un lien plus fort que celui d’aucune parenté nous unissait étroitement, nous faisant passer sur nos faiblesses réciproques et supporter les frottements inévitables entre deux collaborateurs de personnalité si différente et tranchée.

Quant à moi, cela me fit rejeter comme choses de nulle valeur tous les liens sociaux, toutes les ambitions et tous les désirs. Sincèrement, du fond du cœur, je sentais et je sens encore qu’il vaut mieux être portier ou moins encore dans la maison du Très-Haut que de demeurer sous les tentes de soie que je n’aurais eu qu’à demander à un monde égoïste pour les obtenir. Ainsi jugeait aussi H.-P.B. dont l’enthousiasme infatigable était une source intarissable d’encouragement pour tous ceux qui l’approchaient. II était tout simplement impossible que la Société Théosophique pérît, tandis que nous étions prêts à faire tous les sacrifices pour notre cause.

On trouve dans les archives de ces premiers temps de la Société bien des choses qui intéresseraient les Théosophes.

Il fut résolu au 12 janvier 1876, sur la proposition de
J.-S. Cobb,

« que William A. Judge, conseil de la Société, serait invité à prendre part aux délibérations du conseil ».

A la même réunion, acte fut pris de la démission de M. Sotheran et M. J.-H. Newton élu à sa place. Et le conseil ordonna au secrétaire de soumettre à la prochaine assemblée régulière de la Société la résolution suivante que le conseil recommandait à son adoption :

« Que la Société adopte à l’avenir en principe le secret de ses procédures et transactions et qu’un comité soit nommé pour préparer un mémoire sur les moyens de procéder à ce changement. »

De sorte que, au bout de trois mois à peine — je croyais plus que cela — nous fûmes obligés pour notre défense de nous constituer en société secrète.

Au conseil du 8 mars 1876 sur la proposition de H.-P.B., il fut :

« Résolu que la Société adopterait un ou plusieurs signes de reconnaissance qui serviraient aux membres entre eux et d’admission aux réunions. »

Un comité de trois membres, dont H.-P.B., fut nommé par moi pour inventer et proposer des signes. Le cachet si typique de la Société fut en partie dessiné d’après un autre, très mystique, qu’un ami de H.-P.B. avait composé pour elle et qu’elle mettait sur son papier à lettres ; M. Tudor Harton en grava le bloc. Un peu plus tard, M. Judge et moi, aidés par d’autres, nous préparâmes un insigne de membre composé d’un serpent enroulé sur un Tau égyptien. J’en fis faire deux pour H.-P.B. et moi, mais ils finirent par être donnés à des amis. On a repris le joli et suggestif symbole récemment en Amérique.

Mais le peu qu’il y eut jamais de secret dans la Société — aussi peu et moins encore que n’en garde un franc-maçon — disparut après une courte période de nos jours d’enfance. En 1889, on en fit l’élément principal de la Société Ésotérique que j’instituai pour H.-P.B. et, je le dis à regret, avec autant de mauvais résultats que de bons.

 

Séparateur


[1] Tiré de « Histoire authentique de la Société Théosophique » par son président fondateur H.-S. Olcott – Traduit de l’anglais par La Vieuville – Livre 1 – Chapitre IX, Page 128 et suivantes – Publications Théosophiques Paris 1907 – Titre original « Old diary leaves »
[2] « sans (fixer de) jour ». Renvoyer un procès sine die, c’est le renvoyer dans un futur hypothétique, sans fixer de date.
[3] Traduction littérale : A des résultats grandioses par des voies étroites. Cette locution est le mot de passe des conjurés au quatrième acte d’Hernani, de V. Hugo. Nous ignorons si ce dernier l’emprunta à un auteur antique…
[4] Liste de propositions émanant de l’autorité ecclésiastique
[5] Laisser les choses dans l’état actuel — de « statu quo ante » qui signifie littéralement: « la situation (où l’on était)auparavant ».