L’Initiatrice

Ayant voyagé, sans un sou vaillant, dans l’entrepont des émigrants, H.P.B. s’installa à New York en juillet 1873 ; elle allait avoir quarante deux ans.
En septembre 1874, dans le cercle spirite de Chittenden (Vermont), elle rencontra le Colonel Olcott, son cadet d’un an. Le colonel enquêta sur les stupéfiantes manifestations d’esprits « surgis de l’Au-delà », dans la ferme des célèbres frères médiums Eddy. C’était un juriste, l’un des trois experts chargés par le gouvernement fédéral de l’enquête sur l’assassinat du Président Lincoln. Olcott soumit les esprits « matérialisés » par William Eddy aux épreuves scientifiques les plus rigoureuses : pesées et mesures dynamométriques, analyse chimique de l’haleine des apparitions. Ce n’était plus les vagues ectoplasmes surgissant habituellement autour d’un médium : c’était des individus vivants qui se matérialisaient et « disparaissent » après avoir dansé et parlé avec les témoins médusés… spirites, journalistes, sceptiques ou simples curieux ! Le Dr. Conan Doyle — père de Sherlock Holmes et médecin de formation — étudia avec admiration les procédures d’examen d’Olcott, dans sa monumentale « Histoire du Spiritisme ». Helena Blavatsky et le Colonel Olcott s’engagèrent alors dans un combat commun : explorer l’inconnu et révéler ses mystères. Pour la jeune femme, il s’agissait de convaincre ses contemporains que le psychisme des vivants provoque ces phénomènes, non les « esprits des morts ». À Philadelphie, en 1874, ils participèrent à une enquête qui révéla les fraudes d’un médium célèbre. Le monde spirite, ébranlé, ne reçut pas favorablement le discours hétérodoxe de cette intruse qui niait le fondement de leur croyance : « royaume spirituel » est le même, c’est le « royaume des morts ». C’était cette confusion qu’Helena Blavatsky voulait montrer et expliciter. Son audience dans ce milieu demeura restreinte. Le Colonel vivait en même temps d’étranges expériences, aux côtés d’Helena : il trouvait dans son courrier des messages des Instructeurs égyptiens de la « Fraternité Hermétique de Louxor », lesquels lui donnaient des directives pour assister H.P.B. dans sa mission. Et de fait, celle-ci, en contact avec différents membres de la Confrérie spirituelle des Maîtres, exécutait en leur nom diverses missions.
Lettre Serapis
Fac-similé d’une lettre écrite par le Maître Sérapis et reçue par H. S. Olcott à New York le 11 juin 1875
Helena tombait plusieurs fois par jour dans un état qu’un médecin identifiait deux fois de suite à la mort. Elle expliquait à Olcott que, durant ses crises, elle entraînait son propre esprit à se dégager de son corps pour permettre à la conscience de son Maître de s’y introduire et que ceci — selon elle une méthode traditionnelle utilisée par des Adeptes et des Disciples orientaux — préparait les événements qui vont suivre… De retour à New York, Mme Blavatsky s’installa avec le Colonel Olcott dans un appartement extravagant : les curiosités ramenées de ses voyages en Orient y côtoient des boas empaillés ; une jungle en feuilles séchées orne les murs et un singe en habit de soirée tenait, sous le bras, « l’Évolution des espèces » de Darwin[1]. Les journalistes surnommèrent bientôt « la Lamaserie » cet intérieur « bourgeois » de la 47e Rue, qui devint un salon à la mode. Érudits et curieux défilaient dans ce théâtre de phénomènes étranges… H.P.B. entreprit, en effet, de convaincre son entourage de la réalité des pouvoirs de l’esprit — selon elle : « simples applications des lois naturelles »
Lamaserie
Blavatsky et Olcott dans le salon de la Lamaserie, 47ème rue à New York. (Dessin de H.P.B) Décrivant cette « Lamaserie », un journaliste a écrit : « …directement au centre [de la pièce de réception] était dressé un singe empaillé, avec faux-col blanc et cravate autour du cou, manuscrit dans la patte et lunettes sur le nez… Au-dessus de la porte était la tête naturalisée d’une lionne, avec les mâchoires ouvertes et l’aspect menaçant… Un dieu d’or occupait le centre de la cheminée. Des meubles chinois et japonais, des éventails, des pipes, une batterie de plaids, des divans bas et canapés, un grand bureau, un oiseau mécanique qui chante… Des albums, des dossiers, les inévitables fume-cigarette, des papiers et des cendriers. Le lâche et luxuriant peignoir dont Madame était revêtue semblait en harmonie parfaite avec cet environnement. »
Les témoins racontèrent — et déposèrent devant huissier — qu’elle matérialisait à la demande, à partir de l’espace ambiant, des objets que purent conserver ses visiteurs. On entendait des sons venus de « nulle part ». En septembre 1875, Olcott et quelques amis décidèrent de fonder, autour d’H.P.B., un cercle d’étude de ces phénomènes et de la philosophie occulte : ce fut la « Société théosophique ». (Voir « Formation de la Société Théosophique »). Olcott en était le président et H.P.B. la « secrétaire correspondante ». Un an plus tard, dans le cadre enchanteur d’Ithaca, aux États-unis, Helena Blavatsky était l’invitée d’un ami spirite, le professeur Corson, de la prestigieuse Université Cornell. Ce fut là qu’elle écrivit son premier ouvrage de grand renom. Elle remplissait des pages jour et nuit, dans un état second. En trois semaines, près de sept cents pages manuscrites étaient rédigées… sans qu’aucun livre fût mis à contribution ! Le texte est pourtant rempli de citations savantes à propos de métaphysique, d’histoire et d’occultisme, dont son hôte vérifia l’exactitude à la bibliothèque de l’Université. « Isis dévoilée » sortit des presses en septembre 1877 : 1000 exemplaires vendus en deux jours ! Des célébrités comme Thomas Edison, Camille Flammarion, s’inscrivirent à la Société Théosophique. Un événement vint à point pour rendre célèbres les « Théosophes » : l’un des leurs, le Baron de Palm, décédé subitement, avait exigé d’être incinéré… Ce fut une première aux USA, où le conservatisme religieux se dressait contre le sacrilège ! Les Francs-Maçons, eux, soutinrent le projet. Le Colonel Olcott parvint à concevoir, organiser et à célébrer avec succès la première crémation officielle en Occident. Sa méthode resta longtemps en vigueur. Cherchant à toucher le plus grand nombre plutôt qu’une élite, la Société étendit ses buts : « faire connaître en Occident les philosophies orientales – fonder une fraternité universelle sans distinction de race ou de croyance ». Pour ce faire, les deux fondateurs décidèrent de quitter les États-unis pour l’Inde, terre d’élection pour une telle tentative. Aux Indes, Mme Blavatsky et le Colonel Olcott s’établirent à Bombay, dans un modeste bungalow du quartier indigène. Le gouvernement anglais les soupçonna aussitôt d’intentions politiques subversives. Il exerça une surveillance policière constante et fit pression sur ceux qui les approchèrent.
Helena et Olscott
Helena Petrovna Blavatsky et le Colonel Henry Steel Olcott. Les Fondateurs de la Société Théosophique à Londres en octobre 1888. Dédicace de la photo : « À la Société Théosophique Aryenne[2] de New York – Avec les bons vœux d’H.P.B & d’H.S.O – Londres, Octobre 1888 »
De fait, chargé de développer la Société Théosophique, son Président faisait des conférences où il enthousiasmait les Hindous en les incitant à ne pas abandonner leur antique religion sans raison. Une revue fut fondée : « The Theosophist ». Helena ridiculisait avec brio le clergé chrétien aussi bien que les Brahmanes sectaires qui l’attaquaient. Les Théosophes ne passant pas inaperçus, Alfred Sinnett, rédacteur en chef du Pioneer, l’un des plus influents journaux anglo-indiens, entra en rapport avec Helena Blavatsky… Ce fut donc parmi la gentry et dans le cadre fastueux de l’Inde coloniale, qu’H.P.B. allait réaliser les prodiges stupéfiants qui la rendirent célèbre :
  • à Bénarès, une pluie de roses, soudainement « matérialisées », tomba sur la tête d’un savant auditoire de lettrés indigènes… ainsi que prétendaient le faire autrefois les puissants Yogis dont parlent les textes sacrés.
  • A Simla, joyau des résidences coloniales, au cours d’un pique-nique improvisé en pleine montagne, H.P.B. « matérialisa » — dans des entrelacs de racines, au cœur même d’un talus — une tasse en porcelaine semblable à celles du service qu’on avait emporté ! Le prodige, aussitôt évoqué par la presse, la rendit célèbre dans toute l’Inde ! Ce furent aussi deux broches égarées qui se trouvèrent « matérialisées » dans des conditions totalement imprévisibles et qui ne laissaient place, par conséquent, à aucune explication par une supercherie préparée.
Deux témoins sortirent de ces quelques jours de phénomènes tout à la fois comblés et frustrés : Sinnett et un ami angais, A.O. Hume, futur « père du Congrès national indien », initiateur de l’Indépendance de l’Inde. Ils demandèrent à H.P.B. d’entrer, eux aussi, en contact avec ses Maîtres himalayens. Deux des Instructeurs d’H.P.B. acceptèrent, exceptionnellement, une correspondance où ils enseignèrent une partie de leur étonnante doctrine : le « Bouddhisme ésotérique », jusque là réservé aux Initiés de leurs Écoles secrètes. Et leurs lettres d’Enseignement apparaissent, à leur tour, comme « matérialisées » soudainement dans les endroits où on les attend le moins ! Ces « Lettres des Mahatmas » sont aujourd’hui conservées au British Muséum et des experts attestent aujourd’hui de l’étrangeté de leur procédé d’écriture. Ces lettres firent partie des pièces à charge dans l’enquête qui aboutit, quelques années plus tard à la condamnation de Mme Blavatsky comme imposteur et faussaire, accusation reprise sans cesse par les érudits depuis lors. Beaucoup ignorent qu’en 1986, la « Société psychique de Londres », commanditaire de l’enquête du siècle dernier, publiera, sous la plume du Dr. Vernon Harrison, une remise en question radicale de cette position, réduisant à néant ses conclusions de l’époque. (Voir « Le Rapport Hodgson de 1886 de la Société de Recherches Psychiques (S.P.R.) de Londres et son désaveu, en 1986, par la même Société en la personne de son enquêteur le Dr Verner Harrison »). Le Colonel Olcott, converti au Bouddhisme, entreprit de son côté, avec les dignitaires de Ceylan, une immense réforme de l’Enseignement de cette philosophie — dont un catéchisme, en vigueur aujourd’hui encore, est son œuvre. En 1882, souffrant du climat et de l’âge, Mme Blavatsky, à cinquante et un ans, quitta Bombay pour s’installer dans une belle propriété acquise par la Société Théosophique, pour le prix de la démolition : Adyar, au sud de Madras. Lors de son départ de Bombay, son œuvre fut célébrée par des discours exaltés de l’élite indigène.
Adyar
Le Quartier Général international de la Société Théosophique à Adyar en 1890
Bientôt, pour sauver ce qui lui restait de santé, H.P.B. dut quitter l’Inde pour l’Europe. Olcott l’accompagne. Nice, Paris, Londres… Helena rencontra des sommités de la Science, ouvertes aux phénomènes paranormaux : l’astronome Flammarion et le prix Nobel de médecine Charles Richet, le Dr. Charcot, célèbre pour ses expériences sur l’hypnose. Le Pr. Crookes, découvreur des propriétés radiantes de la matière, du tube émetteur des rayons X (qui porte son nom) et du radiomètre, devint Théosophe et lui fit visiter son laboratoire. Pendant l’absence d’H.P.B., à Madras, un drame se nouait : pour se venger, un couple de domestiques renvoyés pour indélicatesse, les époux Coulomb, remirent aux missionnaires locaux de prétendues « lettres de Mme Blavatsky ». Ces lettres qui apparaissent aujourd’hui, grâce à l’expertise du Dr Vernon Harrison de 1986, comme des faux grossiers, auraient contenu ses instructions pour opérer des phénomènes frauduleux. Le couple prétendit avoir été complice de Mme Blavatsky mais s’en repentir. Les lettres furent publiées par les missionnaires dans le « Christian College Magazine » de Madras. L’accusation fut reprise en écho par toute la presse anglo-indienne, relayée par le Times, à Londres. Invitée de longue date par le colonel Olcott, la « Société de recherche psychique de Londres » (S.P.R.) envoya aux Indes un enquêteur, Richard Hodgson, pour vérifier si les attaques des missionnaires étaient fondées. H.P.B. repartit pour l’Inde afin d’intenter un procès en diffamation. À son arrivée à Madras, une marée humaine s’empara d’elle sur le quai, les étudiants de la ville lui réservant un accueil triomphal ! Mais à Adyar, H.P.B. dut assister, impuissante, à une procédure d’enquête aberrante, sans même obtenir d’être entendue par Hodgson, lequel n’interrogea que ses adversaires. Il reprit l’accusation d’être une espionne russe. H.P.B. était stupéfaite d’être dissuadée de tenter un procès par l’unanimité des siens, Olcott inclus… faute de preuves valables devant une justice « humaine », incompétente donc pour connaître des matières liées à l’Ésotérisme et au « monde paranormal » ! Écœurée, elle démissionna de son poste de secrétaire de la Société et repartit pour l’Europe sur un brancard. Ce fut en Allemagne, à Würtzburg, qu’Helena Blavatsky apprit la dernière accusation portée contre elle : dans ses lettres, elle aurait avoué être une créature immorale, à la vie dissolue, ayant abandonné trois enfants illégitimes. Finalement, une analyse graphologique menée en dépit du bon sens et délibérément tronquée fit croire à la Société Psychique de Londres que les fausses lettres d’aveux étaient authentiques (sur ce point, comme sur celui des « Lettres des Mahatmas », le docteur Vernon Harrison désavoua aujourd’hui totalement l’enquête d’Hodgson, au nom de la S.P.R.). Mme Blavatsky commença alors à rédiger son testament philosophique : malgré ses souffrances physiques et morales, un travail d’écriture harassant la tint à son bureau du matin au soir ; c’était l’écriture de « La Doctrine secrète », livre « voulu par ses Maîtres — dit-elle  — pour jeter les bases d’une Connaissance et d’une évolution spirituelle nouvelles ». Une fois de plus, les citations d’ouvrages rares et inaccessibles envahirent ses manuscrits. Or, il n’y avait aucune bibliothèque dans sa chambre de Würzburg, où elle demeura en compagnie de la Comtesse Wachtmeister, témoin quotidien du prodige que constituait l’écriture de « La Doctrine secrète ». (Voir « La Doctrine Secrète et Madame Blavatsky » de C. Wachtmeister – Ed. Adyar). C’est alors qu’Helena Blavatsky reçut le verdict final de la « Société d’études psychiques de Londres », pour qui elle a « conquis le droit à une perpétuelle mémoire en tant que l’un des plus intéressants imposteurs de l’Histoire ». Elle est également présentée comme une espionne russe dont la mission est « de fomenter et d’entretenir aussi largement que possible parmi les Indigènes une désaffection envers l’autorité Britannique ». H.P.B. crut son œuvre à jamais discréditée mais elle fut vite détrompée par des amis fidèles qui l’appelèrent à Londres pour travailler à l’édition de son livre, à la fondation d’une revue, à la création d’un Cercle d’études privé, tout cela en recevant, du matin au soir, des célébrités venues parler métaphysique avec elle. En 1888, le premier exemplaire de « La Doctrine secrète » sortit des presses. Deux ans plus tard, un jeune avocat indien, totalement anglicisé, frappa à la porte de Mme Blavatsky : il se nommait Mohandas Gandhi et se déclarait honteux de n’avoir jamais lu la Bhagavad Gîta
Ghandi
Le jeune Mohandas Gandhi en compagnie de membres de la Société Théosophique au sein du comité exécutif de la London Vegetarian Society en 1890 photo © gandhiserve.org
Il déclara à son premier biographe, Fischer, que sa rencontre avec les Théosophes éveilla en lui sa mission de libérateur de l’Inde.

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[1] Victor Hugo, contemporain enthousiaste des progrès scientifiques de son époque, combattit pourtant avec vigueur le matérialisme ambiant, l’évolutionnisme en vogue au XIXe siècle ainsi que le darwinisme, consacrant à ce dernier ces quelques vers :

« Et quand un grave anglais, correct, bien mis, beau linge, Me dit : Dieu t’a fait homme et moi je te fais singe, Rends-toi digne à présent d’une telle faveur, Cette promotion me rend un peu rêveur… »

[ La légende des Siècles, VIII ; France et Âme, Édition « Bouquins », p.497.]

Cette satire, en dépit des protestations humanistes et déistes de Darwin — ou de ses partisans — ne retient que ce raccourci légendaire sur la nature de l’Être et son Origine… [2] Le mot arya, dans le Véda, se rapportait à une qualité morale ou intérieure, et non pas à une race ou un peuple. Le terme Aryens précise donc ici la filiation philosophique et spirituelle de la Société Théosophique de New York. L’emploi de cet adjectif n’à ici aucun rapport avec les thèses et définitions dévoyées et racistes des nazis qui opposaient un soi-disant « esprit supérieur aryen » au sémitisme.